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Sommet du Millénaire de Montréal
Montréal, le jeudi 16 avril 2009
C’est pour moi un immense privilège d’être parmi vous aujourd’hui et de participer à cette édition du Sommet du Millénaire de Montréal.
Montréal qui, dans mon cœur et jusqu’à la plante de mes pieds, restera toujours ma ville.
L’écrivaine québécoise Suzanne Jacob écrivait récemment, dans un essai lumineux, que « l’histoire du monde est le récit de la marche des fictions qui ont marché ».
Permettez-moi de recourir à mon tour à un rêve en guise d’ouverture et pour lancer le dialogue.
J’aime à imaginer chaque individu, chaque communauté, chaque nation, non pas comme des îles à la dérive, mais comme les fragments d’un seul et même continent.
Ce continent de mes rêves s’apparenterait à l’Atlantide, cette terre des origines qu’évoquent d’anciennes mythologies et que recréent les poètes à leur façon.
À mon tour de l’évoquer et de la récréer, à ma façon.
Mon Atlantide ne serait pas engloutie sous l’océan ou dans les replis de la mémoire.
Chacune et chacun d’entre nous qui croyons que les liens qui nous unissent sont plus puissants que la somme de nos différences la portons en nous.
Or, qu’est-ce que cette Atlantide qui me fait rêver? Et j’aimerais qu’elle vous fasse rêver aussi.
C’est le rêve d’une humanité solidaire, riche de son appartenance au genre humain et riche de nos apports singuliers à un monde où il ne serait plus question « d’obliger » ni « d’interdire », selon la formule de Shirin Ebadi, Prix Nobel de la paix ici présente, mais un monde où il serait davantage question de célébrer nos libertés.
C’est le rêve d’une conscience planétaire plus robuste que les lignes de fracture tectonique qui nous ont dispersés à la surface du globe et que l’on érige trop souvent comme des frontières infranchissables, alors qu’elles sont des lieux de passage et de rencontre.
Envisageons un instant, si vous le voulez bien, les objectifs du Millénaire comme, sur une carte, les repères qui nous permettent de retrouver cette humanité commune à chaque femme, à chaque homme, à chaque enfant qui ont vécu, qui vivent et qui vivront.
C’est de cela dont il est question.
Dans son Discours sur l’origine de l’inégalité, Jean-Jacques Rousseau disait déjà en 1755 que « quand il est question de raisonner sur la nature humaine, le vrai philosophe n’est ni Indien, ni Tartare, ni de Genève, ni de Paris, mais il est homme ».
Ou femme, ajouterais-je ici sans hésitation aucune. Nous sommes en 2009.
En fait, la véritable question qui se pose à nous en ces temps d’incertitude, où le danger des crispations nous guette, est qu’est-ce qui reste de l’homme ou de la femme en l’absence de solidarité?
J’irai tout à l’heure en vous quittant retrouver la famille de la jeune militaire, tuée lundi dernier en Afghanistan. La cavalière Karine Blais du 22e Régiment des Forces canadiennes. Mon cœur est aussi endeuillé par l’assassinat la veille de la parlementaire afghane Sitara Acharkzaï, fervente militante pour les droits des femmes.
Ces deux citoyennes exemplaires, la Canadienne et l’Afghane, avaient un rêve en commun : celui d’un monde plus juste, plus équitable et la paix tant espérée en Afghanistan. Convaincues l’une et l’autre, du devoir de solidarité. Comment ne pas penser à elles aussi.
L’occasion qui nous est offerte aujourd’hui de réfléchir ensemble, et de nourrir nos perspectives de tous les horizons, est en soi un acte de résistance pacificateur.
Résistance contre une mondialisation axée exclusivement sur la rentabilité et qui finit par ne produire que des inégalités.
Résistance contre la douleur des enfants qui crient famine.
Résistance contre l’impuissance des femmes dont les ventres sont transformés en champs de bataille.
Résistance contre la souffrance des corps abandonnés à la maladie.
Résistance contre la faillite des esprits anémiés par la pauvreté.
Résistance contre l’exploitation éhontée et fatale de nos ressources vitales.
Résistance contre les remparts de solitude érigés entre ceux qui prospèrent et ceux qui dépérissent.
Résistance, enfin, contre l’indifférence du « chacun pour soi » et du « chacun pour son clan ».
Il faut autant de résistances qu’il y a d’entraves en ce troisième millénaire sur Terre.
L’humanité entière doit désormais s’inscrire dans notre définition de la communauté.
Pour enracinées qu’elles soient, nos approches doivent prendre le large et apprendre à embrasser l’ensemble de tout ce qui vit et dont nous sommes solidaires.
Le temps est venu, chers amis, de multiplier ces résistances de toutes nos voix conjuguées.
Et, par-delà nos voix, j’entends encore celle du révérend Martin Luther King qui, dès 1963, nous invitait tous, frères et sœurs de ce continent, sœurs et frères du monde entier, à avoir l’audace d’un grand rêve.
Qui nous invitait toutes et tous à oser « nous asseoir ensemble à la table de la fraternité ».
Peut-être est-il plus opportun que jamais de nous remémorer ces paroles prononcées il y a moins de 50 ans et qui se sont amplifiées au point de changer le cours actuel de l’histoire.
Cet appel à la fraternité me semble en effet la solution la plus puissante aux enjeux de l’heure.
Car, ne nous le cachons pas, l’occasion nous est donnée ici et maintenant de mettre à l’épreuve notre esprit de fraternité et de briser les solitudes qui nous séparent les uns des autres.
Laisserons-nous la crise financière qui ébranle les mieux nantis appauvrir les plus pauvres d’entre nous?
Laisserons-nous la dignité des femmes être bafouée par quelque loi que ce soit?
Oublierions-nous ainsi les sacrifices de celles et ceux qui ont perdu la vie au nom d’un idéal de justice et d’équité?
Voulons-nous d’un monde où chacune et chacun cherchent à sauver sa peau et se désolidarisent de ce qu’il y a de mieux en nous?
Saurons-nous, je vous le demande, chers amis, faire de ce moment tumultueux, éprouvant que nous traversons une ultime possibilité de mettre l’être humain au cœur de nos préoccupations et au cœur des systèmes que nous inventons pour vivre ensemble?
Je l’espère.
Je le crois.
Parce que partout où les routes de ce pays et du monde m’ont conduite, aujourd’hui à titre de gouverneur général et de commandante en chef du Canada, j’ai rencontré des femmes, des hommes, des jeunes qui ont ravivé en moi cet espoir.
Un geste à la fois, une action à la fois — avec du cœur au ventre — à contre-courant de la morosité, de l’apathie, du cynisme, mais à grand renfort d’idées et d’imagination.
Et puis cet espoir repose sur la conviction que l’être humain n’est jamais aussi fort que lorsqu’il assume pleinement son appartenance à l’humanité.
Voilà l’Atlantide que l’on croyait perdue : notre humanité retrouvée!
Voilà, chers amis, ce que je tenais à partager avec vous.
Je remercie la vie d’avoir pu le faire dans cette ville, Montréal, ma ville, le lieu de mes premiers engagements.
Merci.
