Discours à l’Unesco

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Discours à l'Unesco

Paris, le lundi 5 octobre 2009

Je vous remercie chaleureusement de cette insigne invitation à prendre la parole devant les membres de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture, et j’espère, selon le si beau mot d’Aimé Césaire, que nous ferons ensemble l’horizon « se défaire, reculer et s’élargir ».

J’en suis d’autant plus touchée que le Canada est membre fondateur de cette institution dont je fais miennes les valeurs qui ont présidé à sa création et qu’elle continue de défendre et de diffuser.

Dans une belle méditation sur la mémoire qu’elle vient de faire paraître, l’illustre helléniste et académicienne Jacqueline de Romilly se souvient d’avoir participé après la guerre, sous l’égide de l’Unesco, à un groupe de savants attachés à la culture classique et soucieux, à partir de ce fonds commun, de « reconstruire une amitié » entre les peuples.

C’était, dit-elle, une tentative de « rétablir un lien » entre les pays fondé sur la culture.

Or, plus d’un demi-siècle plus tard, si les circonstances ont changé, la nécessité de raviver les liens entre nous et de réaffirmer le rôle décisif du dialogue des cultures dans la promotion de la paix et de la démocratisation est toujours aussi impérieuse.

C’est au nom même de ce principe qu’une organisation comme l’Unesco a vu le jour et tire encore toute sa pertinence.

Ce principe a également influé sur d’autres associations comme l’Organisation internationale de la Francophonie qui, dès 2002, dans la Déclaration de Beyrouth, renouvelait sa détermination à « contribuer à l’émergence  d’une mondialisation plus équitable qui soit porteuse de progrès, de paix, de démocratie et des droits de l’homme, respectueuse de la diversité culturelle et linguistique, au service des populations les plus vulnérables et du développement de tous les pays ».

J’estime que la mission de l’Unesco n’a jamais été aussi importante, voire cruciale, qu’en cette période de notre histoire collective où il importe de convier les forces vives de nos sociétés à la réflexion et à l’action, en vue de nouer un nouveau pacte de solidarité éminemment souhaitable, sinon essentiel, et d’en propager les promesses. 

Il me semble d’ailleurs que la crise financière que nous traversons, qui rudoie certaines de nos populations et en menace funestement d’autres, est en fait une crise des valeurs, qui appelle urgemment une éthique du partage. 

S’il nous faut continuer à penser ensemble le monde, il nous faut tout autant nous donner les moyens d’agir sur lui, de telle sorte que réflexion et action se conjuguent et participent à l’affirmation d’une conscience qui embrasse toute l’étendue de l’expérience humaine, où qu’elle s’enracine dans le monde. 

J’ai la ferme conviction que l’incompréhension, l’exclusion et la violence, toujours injustifiées, sont le résultat de dialogues qui n’ont pas eu lieu et de débats d’idées qui sont restés lettres mortes. 

Or, l’horizon de nos vies, qui s’est longtemps limité au village, à la région, au pays, s’est élargi aux dimensions de la planète et appelle désormais une redéfinition plurielle de nos identités. 

Cette ouverture sans précédent sur le monde exige que nous redéfinissions ensemble les liens et les valeurs qui nous unissent les uns aux autres et qui constitueront le legs de notre civilisation, rien de moins. 

Bien sûr, l’ampleur des inégalités, la fragilité de nos écosystèmes, la montée des intégrismes de toutes sortes, l’étendue de la marchandisation de la culture et du vivant, le mépris éhonté de la dignité humaine soulèvent de nombreuses inquiétudes.

Où va le monde, sommes-nous tentés de nous demander?

Où va le monde quand des enfants sont privés d’éducation et ne mangent pas à leur faim?

Quand la mondialisation des marchés fragilise la solidarité?

Quand la croissance est indifférente aux conséquences environnementales?

Quand la concentration des réseaux de distribution devient le prétexte à l’instauration d’une « monoculture », selon la formule percutante de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss?

Dans un monde où nos sorts sont irrévocablement liés, méfions-nous des dérives que peut entraîner une logique commerciale sans garde-fous, où seul le « chacun pour soi » et « pour son clan » dicterait les règles.

Méfions-nous car les défis de l’heure concernent l’ensemble des citoyennes et des citoyens du monde et des cultures dont ils sont porteurs.

Nous n’avons d’autre choix que de prendre acte de la situation et d’élargir par conséquent notre conception de la responsabilité citoyenne.

Et de donner à la notion de liberté et à notre sens de la fraternité des contours de plus en plus larges.

Notre liberté ne peut plus se définir exclusivement en fonction d’intérêts individuels, mais contenir le plus grand nombre. 

C’est, à mon sens, la beauté et l’extrême pertinence de la Convention de l’Unesco sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, dont le Canada a été et demeure un ardent défenseur, et qui pose le premier jalon décisif d’une reconnaissance du droit culturel international. 

Dès lors que la culture ne se réduit pas à une marchandise comme les autres et se trouve intimement liée à l’essor des singularités qui nourrissent le patrimoine de l’humanité, il importe de ne pas la mettre aux enchères et de donner à tous les pays les moyens d’affirmation et d’émancipation de leurs modes d’expression, non pas à l’exclusion des autres, mais en résonnance avec eux. 

Je suis fière de saluer en cette enceinte les efforts remarquables et historiques de l’Unesco en ce sens.

C’est la différence des cultures qui fait de leur rencontre une source inépuisable de renouvellement et qui définit le génie humain. 

Nous ne voulons pas d’un monde où se répercuterait à l’infini une même façon de voir les choses, où retentirait une seule langue pour l’exprimer, où circuleraient sur des réseaux de plus en plus sophistiqués les mêmes contenus. 

Nous souscrivons sans réserve à l’avis du Conseil économique, social et environnemental de la France, présenté par Mme Julia Kristeva-Joyaux, selon lequel « la culture n’est ni une cure d’apaisement contre la baisse du pouvoir d’achat, ni un exutoire du malaise social, mais le lieu privilégié où se cherchent de nouveaux langages, où se renouvellent la pensée et le sens de vivre et d’agir ».

Nous avons besoin de culture parce qu’elle est porteuse de valeurs et qu’elle crée un lien vital entre nous.

Sans culture, aucun repère, ni dans l’espace ni dans le temps; et, selon l’heureuse expression du penseur québécois Fernand Dumont, sans culture, « ma mémoire s’égarerait ».

Pour nous, Canadiennes et Canadiens, cette notion de diversité culturelle comme lieu d’exploration et de célébration est une réalité historique et quotidienne.

Depuis la rencontre des explorateurs européens avec les peuples autochtones aux cultures millénaires, et l’apport successif de femmes et d’hommes venus de tous les coins du monde, le Canada incarne l’idéal d’un monde où l’ensemble des valeurs, plutôt que les distinctions de race ou d’ethnie, définissent l’esprit de notre vivre-ensemble.

Moi-même, francophone d’Amérique, native d’Haïti, qui porte en elle l’histoire de la traite des Noirs et de leur émancipation, à la fois Québécoise et Canadienne, et aujourd’hui devant vous, chef d’État du Canada, je représente fièrement les promesses et les possibilités de cet idéal de société.

Mon propre parcours, comme celui de mon pays, le Canada, parle de l’ici et de l’ailleurs, de proximités et de rencontres.

C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai voulu faire de cet espace institutionnel que j’occupe depuis 2005 un lieu où la parole citoyenne trouverait un écho et où prévaudraient les valeurs de respect, de tolérance et de partage qui sont si chères aux gens de mon pays. 

Mon mari le cinéaste Jean-Daniel Lafond et moi-même avons tenu à rallier le plus grand nombre autour de ces valeurs qui nous rassemblent et qui ont une portée universelle. 

C’est ainsi que nous arriverons à briser les solitudes, conformément à la devise que j’ai choisie au moment d’entrer en fonction.

L’une de mes priorités, formulée dès mon discours d’installation, consiste à communiquer aux jeunes l’envie d’explorer leur plein potentiel et de les engager à participer entièrement à cette réinvention du monde. 

Je veux aussi qu’ils envisagent l’éducation comme un ferment de liberté. 

Je suis née dans le pays le plus pauvre des Amériques et je sais que l’éducation est souvent l’ultime et salutaire possibilité de s’affranchir de la misère et de reconstruire la vie.

Partout où je suis allée, à titre de Chef d’État, de Québec à Kugluktuk, du Pacifique à l’Atlantique à l'Arctique, en Afrique comme en Amérique du sud, en Haïti comme en Afghanistan, et du nord du cercle polaire en Norvège jusqu’en Ukraine, j’ai rencontré des jeunes remarquables.

Il faut les entendre. Les entendre est une question de survie.

Ces jeunes m’ont dit une chose essentielle.

Ces jeunes m’ont dit que la solidarité est une responsabilité.

Qu’il faut désormais inclure le monde entier dans notre définition de la communauté. 

Une communauté qu’ils définissent autrement, non pas en fonction de l’ethnicité, ni même du lieu, mais de valeurs communes.

De valeurs qui disent l’importance de préserver, de célébrer et de perpétuer la vie sous toutes ses formes, dans tous ses rythmes et ses couleurs.

Ces jeunes misent sur la somme de nos solidarités plutôt que sur la somme de nos différences. 

Ces jeunes nous rappellent qu’il faut, en chaque instant et en tous lieux, avec vigilance, « agir en homme de pensée et penser en homme d’action », comme nous conviait à le faire le philosophe Henri Bergson, l’un des ancêtres de cette indispensable institution où nous sommes aujourd’hui réunis.

Je préciserai, pour ma part, vous l’aurez compris, qu’il m’importe d’agir en femme de pensée et de penser en femme d’action.

J’ai en fait consacré plusieurs années de ma vie antérieure à accompagner des femmes ayant subi plusieurs formes de violence.

Je porte toujours en moi les paroles de ces femmes brutalement mortes à elles-mêmes et qui, peu à peu, revenaient à la vie.  Ces paroles me fortifient, dans les épreuves comme dans les beaux jours.

J’ai la certitude que les femmes jouent un rôle fondamental dans la création d’un consensus social lorsqu’il s’agit de s’attaquer à des questions difficiles, mais inévitables, comme la planification familiale, l’intégrité physique des jeunes filles, la violence comme réponse à l’incompréhension, l’accès à l’éducation, la sécurité alimentaire, la prévention du crime et la protection environnementale.

Je suis vivement impressionnée, et infiniment touchée, par la manière dont les femmes, de divers horizons et à l’échelle de la planète, peuvent se réunir et travailler à l’unisson pour le bien de la collectivité. 

Donnez aux femmes les moyens d’agir et vous verrez reculer la violence, la faim, la maladie, l’analphabétisme, la détresse.

C’est au nom de la vie que les femmes choisissent de se mobiliser et d’agir, pour perpétuer en chacune de leurs paroles et en chacun de leurs gestes, pour leurs enfants et pour l’humanité, cette force irrépressible et irremplaçable qu’est chaque être qui souffre parfois, mais qui toujours espère.

Je ne dirai pas comme certains que la femme est l’avenir de l’homme.

Mais, en saluant la nomination de la première femme à la tête de l’Unesco, Mme Irina Bokova, je dirai résolument que la femme, à l’égal de l’homme, doit pouvoir faire face à l’avenir de l’humanité.

Et, n’en doutons jamais, chers amis, c’est dans les efforts que nous déployons ensemble au quotidien pour construire un monde meilleur que l’Unesco garde aujourd’hui toute sa pertinence.

Cette pertinence ne sera validée que si l’Unesco va à la rencontre de tous ses efforts, de toutes ses actions, de toutes ses initiatives, déployés sur le terrain. Car le monde ne peut plus se construire en vase clos.

À ceux et à celles qui voudraient repousser cette institution dans les arcanes de l’utopie, je répondrai haut et fort, en reprenant la formule d’Édouard Glissant et de Patrick Chamoiseau, que l’utopie est « le seul réalisme capable de dénouer le nœud des impossibles ». 

Et c’est à partir de notre volonté commune de tenir l’impossible pour une possibilité d’émerveillement que nous devons désormais regarder le monde.

Je vous invite donc,  chers amis, à redonner à notre regard sur le monde une nouvelle fraîcheur et, selon la belle expression du poète québécois Gatien Lapointe, à « écouter la vie se forger en nous l’universel frisson ».

Je vous remercie de tout mon cœur de votre généreuse et précieuse attention, et que tous mes vœux de succès et de bonheur vous accompagnent.