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Ottawa, le vendredi 2 novembre 2007
Permettez que j’aborde ce forum sur l’histoire à la lumière d'un segment personnel important de ma propre histoire.
Un vide immense a soufflé la vie de ma mère et a emporté sa mémoire. La maladie d’Alzheimer l’a entraînée dans un decrescendo implacable.
Ce qu’il y a de troublant dans cette érosion irréversible de la mémoire, c’est lorsque des souvenirs d’une clarté éblouissante émergent parfois à l’improviste.
Ma mère pouvait dans un sursaut évoquer des faits, des images, des lieux anciens, chanter une chanson de son enfance sans oublier une seule parole, alors qu’elle parvenait à peine à se rappeler les mots qu’elle venait tout juste de prononcer.
Elle retournait ainsi peu à peu sur les lieux de son enfance, sans savoir qu’elle ne reviendrait pas de ce voyage à rebours. Son présent n’était plus que passé. Jusqu’à ce que ce passé disparaisse à son tour et à jamais derrière un voile de silence et un regard captif du vide.
Et c’est bien cela, sans la mémoire, le vide s’installe. Dans l’esprit et dans le cœur. Nulle réflexion, nulle évolution, nulle vie possible sans elle, la mémoire.
« La vie est perdue contre la mort, mais la mémoire gagne dans son combat contre le néant », écrivait Todorov, en 2004, dans Les abus de la mémoire.
Ma mère, perdue dans les obscurités abyssales de l’Alzheimer, m’a fait comprendre l’importance de s’enraciner dans une mémoire pour perdurer.
Une mémoire qui n’est pas le passé comme il s’inscrit dans les pierres ou s’écrit dans les livres, mais qui est en perpétuelle mouvance, en perpétuel devenir.
Je dirais que notre mémoire est la somme d’une multitude de mémoires, qu’elle est faite de fragments, de recoupements, de ruptures et d’expériences diverses.
Quels tris s’opèrent pour constituer cette mémoire que nous avons en partage et à quelles fins?
Que recouvrent nos silences et nos oublis?
Que retenons-nous du passé?
C’est là que les institutions et les spécialistes comme vous, chargés de transcrire et de transmettre l’histoire, prenez, si j’ose dire, le relais.
Lorsque les Européens sont arrivés ici, ils ont vu dans les Amériques un nouveau monde.
Du coup, on a fait table rase d’un monde pourtant bien réel qui a été le berceau de vieilles civilisations.
Les peuples qui vivaient ici depuis des millénaires et leurs descendants ont longtemps été présentés sous un éclairage très partiel sinon partial de l’histoire.
Il a fallu tout un travail de mémoire et d’historiographie— un travail qui est loin d’être terminé — il a fallu entendre la parole des Autochtones eux‑mêmes, pour restaurer des pans entiers de l’histoire des Amériques qui avaient disparu des mémoires, qui avaient été réécrits, détournés de leur sens ou tout simplement occultés, non sans arrière-pensées.
Je suis moi-même, comme celles et ceux qui, dans les Amériques, sont de descendance africaine, le produit d’un effacement de l’histoire, mes ancêtres, amenés ici comme esclaves, ayant été dépossédés d’eux-mêmes, de leur mémoire, de leurs langues, voire de leurs noms.
Je me dis que nous écrivons ensemble, au jour le jour, l’histoire du Canada et que chaque chapitre—qu’il ait trait à l’histoire des Premières nations, des Métis ou des Inuits, à l’histoire des immigrants, à l’histoire du Canada français ou du Canada anglais—que chaque chapitre parle en réalité de nous tous.
Chacun nous enrichit et apporte à notre pays une perspective unique sur le monde.
En 2008, nous célébrerons le 400e anniversaire de la fondation de la ville de Québec et, par la même occasion, 400 ans de présence francophone en Amérique. Et j’espère que le Canada tout entier soulignera avec fierté ce chapitre important de son histoire, de notre histoire.
Mais combien de citoyennes et de citoyens de ce pays ignorent à quel point la langue et la culture françaises font partie de ce que nous sommes, toutes et tous, de nos racines, de notre culture, de notre identité canadienne?
Interroger l’histoire, c’est reconnaître ses zones d’ombre et de lumière, ses moments de ruptures rebelles face aux continuités dociles. C’est en mesurer la portée et les errances, c’est voir la direction qu’elle prend.
C’est à l’aune de l’histoire qu’il nous faut mesurer l’actualité des faits, tenter d’expliquer les réalités contemporaines. À l’aune d’une histoire soucieuse de la vérité.
Je vois dans cette volonté de confronter le passé et le présent la possibilité d’élargir nos points de vue, d’agir sur les mentalités et d’améliorer sans cesse et toujours le sort de l’humanité.
L’histoire nous permet de jeter sur le monde un regard qui embrasse des millénaires d’expériences.
C’est par elle que nous prolongeons autrement et toujours ce questionnement du monde et de la vie.
C’est cette capacité de comprendre d’où nous venons et où nous allons, d’expliquer, de penser, somme toute de s’émerveiller du chemin parcouru, qui nous permet de déterminer avec d’autant plus de force et de clairvoyance ce que nous voulons construire et atteindre ensemble et surtout, comment nous entendons vivre ensemble.
Comme je l’ai mentionné ce matin à la remise des Prix du Gouverneur général en enseignement de l’histoire canadienne, je m’inquiète du peu de place qu’occupe l’histoire dans notre société et des incompréhensions parfois qu’engendre le manque de références au passé.
Je m’inquiète d’une société en mal d’histoire, qui ne vivrait que dans l’instant, et qui ne compterait plus sur la mémoire des temps pour jeter un nouvel éclairage sur les obscurités du présent et se projeter dans l’avenir.
Trop souvent, l’histoire et le travail de la pensée qui en découle sont méprisés, et les horizons de sens s’amenuisent.
Nous vivons à une époque où les espaces de parole et de réflexion sont sacrifiés au profit de la précipitation, du divertissement et du prêt-à-penser.
Faire place à l’histoire dans notre système d’éducation, nos espaces publics et nos forums de discussions, c’est former des citoyens libres, responsables et éclairés.
Pour la formation « citoyenne », n’est-il pas mille fois plus important de se sortir de l’horizon étroit du présent pour apprendre enfin à penser et à voir plus loin?
Rien de tel que ce chassé-croisé entre les préoccupations, les responsabilités, les choix de nos prédécesseurs et les nôtres pour développer une pensée critique.
Une pensée qui s’aventure hors des idées reçues, hors des idéologies de l’enfermement. Une pensée qui explore et qui innove.
L’histoire est justement là pour nous rappeler que les sociétés qui ont favorisé la réflexion sont celles qui ont le plus enrichi le patrimoine de l’humanité.
Venir au monde, c’est s’inscrire dans l’histoire. Et c’est avoir le pouvoir et le devoir d’en changer parfois le cours. Pour le bien du plus grand nombre. Pour la suite des choses et pour la suite du monde.
N’oublions jamais que la grande Histoire est faite de la somme de nos histoires auxquelles le temps a donné de nouvelles proportions.
Et rappelons-nous que l’histoire existe par-delà le temps de nos vies pour constituer la mémoire du lieu de nos ancrages.
Cette mémoire est ce qu’il reste de nous et que vous, historiens, enseignants, perpétuez en l’inscrivant dans le temps long de l’histoire humaine.
Merci d’accomplir ce travail si essentiel pour que nous trouvions dans le passé des racines profondes. Des racines qui s’enfoncent dans le sol autant que des rhizomes qui s’étendent sur d’infinies distances et qui nourrissent nos vies et celles des générations à venir.
Encore une fois, félicitations aux récipiendaires du Prix du Gouverneur général en enseignement de l’histoire canadienne et du prix Pierre Berton.
Que vos discussions soient un gage d’ouverture et une promesse d’avenir.
Je suis impatiente d’entendre vos histoires.
