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26e Colloque de l’Académie des lettres du Québec
Montréal, le vendredi 17 octobre 2007
LA MANIÈRE NÈGRE
Aimé Césaire, chemin faisant
Nwè kon an péché môwtèl
(Noir comme un péché mortel)
« Je suis une bête, un nègre »
Arthur Rimbaud, Une saison en enfer
« Tout homme ayant du sang africain dans les veines ne saurait jamais trop faire dans le but de réhabiliter le nom de Nègre auquel l’esclavage a imprimé un caractère de déchéance; c’est peut-on dire, pour lui, un devoir filial »
Victor Schœlcher, Esclavage et colonisation, Éditions Désormeaux, 1973
Le 1er juin 1990, j’adressais à Aimé Césaire, poète, maire de Fort-de-France et député de la Martinique, une lettre pour dire les raisons qui me conduisaient à vouloir faire un film avec lui.
Cher monsieur Césaire,
L'idée d'un film naît souvent d’une émotion à peine nommée, d'un rêve longtemps retenu et du cheminement d’une pensée inquiète. (…)
J'ai d'abord connu la Martinique dans vos mots, dans vos images, dans le souffle d’une langue française que vous poussiez à l'extrême. J'ai imaginé la douceur et la violence de ce pays qui nous ressemblait dans des Antilles, que nous masquent ici les marchands de soleil de nos hivers trop longs. Je me sentais chez moi dans vos mots et il aura fallu que j'attende plus de 20 ans et l'occasion du cinéma pour entreprendre le voyage que votre poésie me traçait.
Pour vous éclairer sur ma démarche, laissez-moi, je vous prie, citer ici quelques paragraphes du projet lui-même:
« Ce voyage au pays de Césaire, qui pourrait n'être qu'une aimable balade dans l'œuvre de l'auteur du Cahier, des Armes miraculeuses, de Cadastres, de Ferrements, permet de mesurer la distance entre la poésie et la politique, entre l'utopie et la réalité et d'en tirer la leçon. Car, dans l'œuvre de Césaire, chaque mot cache un foisonnement d'images, chaque phrase est une pensée fondatrice et jamais un homme n'aura tant fait corps avec son œuvre; il en a humainement les qualités : la générosité, l'imagination, la recherche de la vérité, le respect de l'autre... Et rarement homme politique n'aura semblé autant que lui braver seul les idéologies dominantes.
« C'est sans doute pour cela que Césaire le Martiniquais est universellement reconnu. Lors d'un congrès international consacré en 1985 à son œuvre, tour à tour et sans concertation aucune, plusieurs participants se levèrent et déclarèrent avec émotion : "Césaire est un écrivain colombien", "Césaire est un écrivain nigérien", "Césaire est un Haïtien", "Césaire est Italien"..., illustrant de manière vivante son universalité. Pour Gaston Miron, Gérald Godin, Paul Chamberland et quelques autres poètes ou écrivains du Québec, Césaire pourrait être Québécois. Et cette affirmation n’est pas seulement la reconnaissance de la dette qu'ils ont contractée envers Césaire dans le passé, elle résonne encore au présent du Québec.
(…)
« Voilà pour la raison du voyage vers cet homme qui, un jour, "a accepté d'être noir jusqu’aux os", ainsi que le décrivait Gaston Miron dans une lettre à Claude Haeffely dans les années cinquante (dans À bout portant, Leméac, 1989).
« Il se pourrait bien que cette parenté oubliée soit inscrite dans un métissage ancien et dans une créolité inavouée qui unissent secrètement le Nord et le Sud de l'autre Amérique, dont il ne reste que quelques traces que seuls de rares géographes peuvent lire et quelques signes que seuls les poètes savent encore déchiffrer.
« Ainsi les vieilles cartes du XVIIe siècle disaient : "Au sud d'Anticosti commence la mer des Caraïbes..."
« Quand, au début de ce projet, j'imaginais le film à faire et que j'écartais la possibilité de réaliser une biographie d'Aimé Césaire, je m'attachais plutôt à penser à la solitude et à la rage des poètes qui s'usent à la politique pour changer le monde.
« En somme, dès le début, j'ai voulu faire un film pour qu'on se rappelle que la poésie est visionnaire, prophétique et qu'elle est à la croisée de nos chemins dans la mutation actuelle du monde. »
(…).
Voilà, cher Aimé Césaire, ce que je voulais vous dire de la nature de ce voyage que j'entreprends en Martinique et vers vous, à l'aube de la possibilité qui m'est offerte de faire ce film.
Et pour moi, impudiquement sans doute, c'est comme si, en répondant à l'appel de la poésie, je répondais à l'invitation du poète.
Deux ans plus tard, après la sortie de mon film (La manière nègre ou Aimé Césaire, chemin faisant)[1] au festival de Fort-de-France, Aimé Césaire m’offrait les deux tomes rassemblant la collection complète de la revue Tropiques qu’il avait créée avec René Ménil pendant la guerre pour « opposer un refus total au régime de Vichy et affirmer l’originalité des Antilles et ses racines africaines ». En dédicace, il avait écrit : « à Jean-Daniel Lafond, ce témoignage de la naissance d’une nation pour le remercier d’avoir si bien compris et si bien senti les Antilles. En réelle amitié ».
En me remettant les livres, il avait ajouté avec un sourire taquin : « Jean-Daniel, vous savez, vous êtes blanc dehors, mais vous êtes noir dedans ».
Aujourd’hui, j’ai perdu un ami, un compagnon sur les chemins critiques : Césaire est mort.
La nouvelle a traversé le monde, dans toutes les langues. La mort d'un poète d'une poussière d'île des Antilles n'a laissé personne indifférent de Paris à Tombouctou, d'Alger à Tokyo, de Moscou à Sao Paulo, en passant par Montréal, La Havane et Port-au-Prince. Ce ne sont pas seulement les francophonies qui sont en deuil, c'est la pensée universelle qui se rappelle.
Maire de Fort-de-France et député pendant plus de 50 ans, il a su développer l'autonomie de la Martinique tout en confortant les liens avec la France – partisan de la régionalisation et opposant réaliste à toute forme de séparation et de scission, il a su donner aux Antilles françaises la place politique qui leur revient vis-à-vis de la Métropole. Personnalité exceptionnelle, penseur éminent, il a été l'interlocuteur respecté des de Gaulle, Pompidou, Mitterrand et Chirac. Au-delà de toutes les positions partisanes, Césaire a su rester un homme de l'universel. Il a toujours refusé les ministères pour se consacrer aux affaires de son île et à son œuvre. Avec son ami Senghor, il a été un modèle pour Mandela et pour les pays africains.
En ce qui me concerne, l'auteur du Cahier d'un retour au pays natal, du Discours sur le colonialisme et de La tragédie du roi Christophe a eu une influence déterminante sur l'évolution de ma pensée et sur mon analyse de la situation québécoise. Il m'a permis de concevoir positivement le rapport Québec-Canada et d'élargir mes champs de réflexion, en m'éloignant des combats sans issue.
J'ai eu l'honneur et le bonheur de faire ce film qui a marqué un tournant dans ma démarche de cinéaste, puis d'écrire un livre (La manière nègre, récit) et de faire une série radio (Radio-Canada) Aimé Césaire, chemin faisant, journal d'un film.
J'ajoute que, en 1990, grâce à ce film, j’ai rencontré mon épouse, Michaëlle Jean, aujourd’hui gouverneure générale du Canada, première femme noire à devenir chef de l’État canadien. Une fierté dans l’héritage de Césaire qui ajoute à la démarche affirmée à Paris en 1956 lors du premier congrès des écrivains et artistes venus de tous les horizons de la négritude : ce monde ne sera plus jamais blanc.
Cinquante ans plus tard, en 2006, Aimé Césaire a 93 ans. Celui qui fut l’un des ténors du congrès de 1956 avec Léopold Sédar Senghor s’est adressé, à partir de sa ville de Fort-de-France, aux délégués réunis à l’UNESCO, à Paris, comme il y a 50 ans, et venus de tous les horizons du monde noir :
« Il faut continuer à lutter avec doigté et intelligence, afin de ne pas tomber dans un racisme noir; avoir conscience de notre identité, tout en restant ouvert sur l’universel. »
L’écrivain René Depestre[2], autre survivant du premier congrès a ajouté :
« En cinquante ans, grâce à notre prise de conscience, beaucoup de choses ont changé. Aux États-Unis, les Noirs occupent des positions politiques de premier plan et le Ku Klux Klan ne lynche ni ne pend plus personne. En Afrique du Sud, l’apartheid a été démantelé. Au Canada, ma nièce Michaëlle Jean est gouverneure générale. Tout cela révèle une très sensible amélioration de notre condition, même si le racisme n’a évidemment pas disparu. ».
En effet, le racisme n’a pas disparu, mais un grand pas a été franchi que l’on espère irréversible pour la dignité de l’être humain. Bien sûr, le combat n’est jamais fini, la vigilance est de mise et ne doit pas céder la place aux seules commémorations des acquis.
Voilà pourquoi, aujourd’hui plus que jamais, Aimé Césaire, papa Aimé, je vous salue et je vous remercie de votre amitié, vous qui m'avez confirmé, selon votre belle expression, que le seul combat qui vaille la peine en ce monde est celui pour "l'humanisation de l'humanité". C’est pour cela que je continue à faire du cinéma[3] et à écrire quelques livres.
[1] La manière nègre ou Aimé Césaire, chemin faisant (1991)
[2] René Depestre auquel j’ai consacré un film intitulé : Haïti dans tous nos rêves (1995).
[3] Les deux films de Jean-Daniel Lafond cités dans ce texte, La manière nègre ou Aimé Césaire, chemin faisant ainsi que Haïti dans tous nos rêves font partie d’un coffret de six de ses films regroupés sous le titre VÉRITÉ ET CONTROVERSE distribué par www.imavision.com et par www.onf.ca
