Son Excellence la très honorable Michaëlle Jean - Discours à l’occasion du déjeuner offert par la Lieutenante-gouverneure de la Colombie-Britannique à l’occasion de la Journée internationale de la femme

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Victoria, le mercredi 8 mars 2006

J’aimerais d’emblée vous dire à quel point je suis heureuse d’être parmi vous à l’occasion de la Journée internationale de la femme. Nous avons le privilège d’avoir pour hôte une femme qui a pavé la voie dans plusieurs domaines, notamment la radiodiffusion et la politique.

En 2001, Iona Campagnolo a été nommé 27e lieutenante-gouverneure de la Colombie-Britannique et est devenue la première femme à occuper ce poste. Votre Honneur, je vous remercie de votre invitation.

Je ne pouvais rêver d’une occasion plus propice que celle-ci, Iona, pour vous dire à quel point vous êtes une source d’inspiration pour les femmes de ma génération. Votre énergie indomptable, votre compassion et votre volonté acharnée ne cessent de nous éblouir. Je tiens à vous remercier d’avoir rassemblé aujourd’hui tant de femmes remarquables.

Vous savez, entre ce que l’on voit et ce qui est invisible pour les yeux; entre ce que l’on dit et ce que l’on tait; entre ce que l’on croit être et ce qui est; entre le chemin derrière soi et celui qui s’étend devant nous, il y a parfois un écart, un fossé, un monde.

Nous, les femmes, partageons avec les hommes le pouvoir politique et les responsabilités qui y sont inhérentes. Nous sommes à la tête de grandes entreprises. Nous dirigeons des bataillons. Nous poursuivons des études dans des domaines autrefois réservés aux hommes, comme les sciences et l’ingénierie. Nous formons près de la moitié de la population active.

Par exemple, combien de Canadiennes et de Canadiens savent que la Colombie-Britannique a été l’une des premières à faire tomber les barrières qui ont empêché tant de femmes de prendre une part active à la vie de la société? Je suis extrêmement fière que la première femme au Canada à être nommée ministre, Mary Ellen Smith, la première femme à occuper les fonctions de premier ministre d’une province, Rita Johnson, et la première femme premier ministre du Canada, Kim Campbell, soient originaires de cette province.

Pourquoi alors, direz-vous, consacrer une journée à la femme en ce début de troisième millénaire? N’avons-nous pas atteint l’égalité tant recherchée par nos mères et nos grands-mères? L’occasion est belle, en cette journée du 8 mars, de tourner la médaille pour y voir le revers, de parler au nom de celles qui n’osent pas ou qui en sont incapables, d’abolir les préjugés et de faire la lumière sur les disparités qui subsistent toujours entre les femmes et les hommes.

Ne nous faisons pas d’illusions. Même chez nous, dans un pays aussi progressiste que le nôtre, reconnu pour son engagement à l’égard des droits et libertés, les femmes doivent continuer de lutter pour préserver leurs acquis, améliorer leur condition et accéder à l’équité.

Au Canada, les femmes reçoivent encore un salaire moindre pour un travail équivalent à celui d’un homme, et cela même lorsqu’elles sont les plus instruites.

Ce sont encore les femmes qui accomplissent le plus grand nombre d’heures de travail non rémunéré.

Ce sont encore les femmes qui sont le plus susceptibles de vivre dans la pauvreté.

Ce sont encore les femmes qui risquent le plus d’être agressées dans leur foyer ou dans la rue. Et leur manque de revenus restreint souvent leur capacité de quitter des situations conjugales violentes et de se protéger, ainsi que leurs enfants, de mauvais traitements et de blessures physiques.

Je le sais pour avoir collaboré à mettre sur pied au Québec un réseau de refuges destinés aux femmes victimes de violence. J’y ai consacré mes premières années professionnelles, et la gouverneure générale que je suis devenue n’a aucune intention d’abandonner cette cause de toute première importance.

Devant le désarroi de ces femmes que j’ai accompagnées, il y avait aussi une partie de ma propre histoire. J’ai été une petite fille qui a vu son père frapper sa mère. J’ai vécu avec ma petite sœur l’angoisse qu’éprouvent tous les enfants quand éclate la famille.

J’ai appris du courage de notre mère qui a élevé seule ses deux filles. Nous avons vécu pendant des années dans un tout petit appartement d’une pièce et demi au sous-sol d’un immeuble à logement à Montréal. Ma mère a connu l’insécurité des petits boulots avec fierté et dignité. Mon père qui avait lui-même subi la torture est aujourd’hui sorti de l’enfer du comportement violent. Voilà l’histoire d’une famille qui se trouve être la mienne.

Toute cette expérience de vie m’a servi auprès des familles que j’ai assistées pendant près de dix ans : lorsqu’il leur fallait affronter les préjugés, l’angoisse de la solitude pour ensuite repartir à zéro et se reconstruire.

Mes quatre premiers voyages officiels m’ont conduite à Winnipeg, à Charlottetown, à Montréal et à Toronto, où j’ai rencontré des femmes et des hommes qui déploient des efforts remarquables en vue de contrer la violence contre les femmes. J’aimerais en profiter pour saluer les organisations qui oeuvrent sur le terrain et qui, avec très peu de moyens et de reconnaissance, réussissent à accomplir beaucoup.  En effet, comme elles me l’ont dit, elles ne sont considérées comme des expertes en la matière que lorsqu’elles offrent des services gratuits ou des statistiques pour la recherche.

Parlant de statistiques, le nombre de victimes, voire de morts, est effarants. On ne peut ignorer ces chiffres ni prétendre qu’ils n’existent pas.

Pour les femmes autochtones, la situation est encore pire. Ce sont les plus vulnérables de toutes face à la pauvreté, à la violence et à l’exploitation.

Je n’aime pas citer des chiffres, mais dans ce cas-ci, leur pouvoir d’évocation est tel que je me dois de les mentionner. Ainsi, comparativement aux autres Canadiennes, les femmes autochtones sont trois fois plus susceptibles de subir une forme quelconque de violence de la part de leur conjoint et elles courent huit fois plus de risques d’être tuées par celui-ci après une séparation.

Et que dire des femmes immigrantes, dont certaines n’ont même pas de statut officiel? Et que dire des femmes handicapées, des femmes âgées, des mères monoparentales?

Plus du quart d’entre elles vivent dans la pauvreté. Parce qu’on ne reconnaît pas leurs compétences, parce qu’elles doivent repartir à zéro, parce qu’elles sont seules, sans recours, sans moyens et sans famille sur qui compter. Parce qu’elles ont pris soin d’autres personnes au détriment d’elles-mêmes, ces femmes entrent dans le cercle vicieux des emplois de misère qui leur donnent à peine de quoi se loger et se nourrir, celui de l’assistance sociale ou même de la rue.

Souvent exclues de la société, elles vivent dans la peur, l’isolement et la négation des possibilités de choix essentiels à leur épanouissement, comme un travail décent, la santé et des conditions de vie acceptables.

Elle est la longue la route qui mène à l’égalité et, malgré notre progression et nos avancées, nous avons parfois l’impression de revenir à la case départ.

Journaliste, j’ai été souvent été témoin de la souffrance de femmes et de filles de par le monde. Pour des raisons financières, on les exploite, on les humilie, on les appauvrit, on les maintient dans l’ignorance, on les échange comme de simples objets. Au nom d’une idéologie, on les harcèle, on les agresse, on les frappe, on les viole et on les tue. On décide pour elles de leurs moindres faits et gestes.

Empêcher plus de la moitié de l’humanité d’accéder aux droits fondamentaux constitue l’un des grands scandales de notre temps.

J’ai quitté un régime de terreur. Je sais ce qu’il faut de courage pour ne pas tomber dans le désespoir lorsque l’injustice est le lot quotidien. Comme plusieurs autres, j’ai trouvé ici, au Canada, une terre de liberté incomparable, où chacune et chacun a la possibilité de s’épanouir. On ne saurait minimiser cette chance-là, ni la passer sous silence.

En raison de cette chance, nous avons le devoir, femmes et hommes, de défendre avec constance, avec vigilance et oui, je dirais même, avec entêtement, les droits des femmes et des enfants qui sont toujours les plus touchés par les conflits, par la violence, par l’oppression et par l’injustice. La revendication de ces droits est le seul chemin qui conduise vers la liberté dont nous sommes si riches en ce pays.

Je veux que nos enfants, filles et garçons, héritent d’un monde où prévaut avant tout le respect. Et j’ai de bonnes raisons de croire que cela est possible. Parce que d’un bout à l’autre du pays et de la planète, de plus en plus de femmes et d’hommes osent s’insurger au nom d’une plus grande humanisation de l’humanité. Vous êtes de celles et de ceux-là, et je vous en remercie.

La Journée internationale de la femme est un gage d’espoir et un hymne à la liberté que nous voulons pour nous-mêmes et pour celles et ceux qui nous suivront. Je salue le courage et l’engagement de toutes les personnes au Canada qui militent pour que les femmes et les hommes de tous les milieux, qui ont reçu le monde en partage, se donnent la main et travaillent en vue de le rendre meilleur, plus juste et plus humain.

Je vous remercie.