Son Excellence la très honorable Michaëlle Jean - Discours à l’occasion de l’inauguration de la place Léopold-Sédar-Senghor

Ce contenu est archivé.

Montréal, le mercredi 26 avril 2006

Cette année, Léopold Sédar Senghor aurait eu cent ans. L’an dernier, nous avons commémoré le cinquantenaire du « discours sur le colonialisme » d’Aimé Césaire qui a fait scandale à l’époque. Senghor et Césaire. Deux frères de langue, de cœur et d’esprit. Deux figures de proue de la littérature mondiale. Deux hommes qui se sont reconnus dans leur négritude. Deux hommes qui ont jeté un pont de l’Afrique aux Amériques. Deux hommes, un même combat. Engagés contre le racisme, contre l’oppression, contre la domination. Pour la liberté, pour la justice, pour le dialogue.

Le temps passe, les paroles de ces deux grandes personnalités du 21e siècle demeurent d’une actualité saisissante. Écoutez Césaire nous dire : « Je parle de millions d'hommes arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la danse, à la sagesse. Je parle de millions d'hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d'infériorité, le tremblement, l'agenouillement, le désespoir, le larbinisme. » Et voyez comment des images récentes en provenance de plusieurs régions du monde reviennent hanter notre esprit. Écoutez Senghor rappeler avec sagesse que « nous n’héritons pas de la terre de nos parents, mais que nous l’empruntons à nos enfants », et songez aux préoccupations que soulèvent les problèmes environnementaux avec lesquels nous sommes aux prises.

Les mots de Senghor, comme ceux de Césaire, sont chargés de sens. Leurs paroles sont comme des éclairs de lucidité qui traversent nos vies et nous touchent en plein cœur. Elles renvoient au caractère universel de notre condition humaine. L’universalité. N’était-ce pas là l’aspiration ultime de ces deux hommes? Qu’est-ce que la Négritude, sinon s’arracher à une condition pour en faire une affirmation libératrice? Qu’est-ce que la Francophonie, sinon  la rencontre de plusieurs cultures autour d’une langue en partage. Autant de rêves d’universalité qu’il nous faut poursuivre. Par universalité, j’entends ici solidarité. Il ne s’agit pas d’aplanir les différences au nom d’une idéologie planétaire, mais plutôt de les célébrer et de les accorder « pour en faire une symbiose », comme disait Senghor. La Francophonie était pour lui « l’espoir d’une fraternité dans le respect mutuel et le dialogue des cultures. » Les paroles de ce père fondateur de la Francophonie revêtent une signification d’autant plus forte en cette ère de mondialisation, où l’uniformité nous guette.

En attribuant le nom de Senghor à cette place publique, dans la deuxième plus grande ville francophone au monde, nous reconnaissons que nous appartenons à une communauté d’esprit, à cette « symbiose des ‘énergies dormantes’ de tous les continents, de toutes les races, qui se réveillent à leur chaleur complémentaire ». Nous reconnaissons également le chemin que nous, Noirs d’ici et d’ailleurs, avons parcouru ensemble, pour difficile qu’il ait été et qu’il continue de l’être par moment. Même au cœur de nos démocraties, le sort qui nous est fait montre bien que tout n’est pas gagné. Nous savons les affres de l’exclusion et devons travailler sans relâche à desserrer l’étau des préjugés. Mais notre lutte, celle que menaient Senghor et Césaire, et celle que nous poursuivons aujourd’hui, n’est pas seulement celle d’une race. Elle est celle de toutes les femmes et de tous les hommes qui réclament respect et dignité.

C’est le rêve d’universalité de Senghor et de Césaire qui se prolonge en nous. Ces deux hommes ont créé des espaces de résonnance où les peuples, les cultures et les civilisations se font écho, par-delà leurs différences. À nous d’en faire des lieux d’épanouissement, d’ouverture, de partage et de fraternité, au bénéfice des générations à venir.

Je vous remercie.