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Iqaluit, le lundi 17 avril 2006
Mon mari Jean-Daniel Lafond et moi-même sommes heureux de nous retrouver au Nunavut, « votre terre », pour donner le coup d’envoi au festival Toonik Tyme en votre compagnie. Nous nous estimons privilégiés de célébrer avec vous ce festival du printemps, qui marque le passage de l’ombre à la lumière, d’autant plus que vous m’avez nommée Toonik d’honneur. C’est un geste qui me va droit au cœur, et je vous en remercie chaleureusement.
J’espérais ce voyage depuis longtemps. C’est la première fois que je me rends si loin dans le Nord. Pour moi qui suis née et qui ai vécu une partie de mon enfance sous le soleil du sud, je dois vous avouer que je suis vivement impressionnée par la beauté de ces étendues de neige, de pierre, de terre et d’eau qui s’étirent à l’infini.
Lorsque j’ai quitté mon île natale, Haïti, pour atterrir un soir d’hiver à Montréal, je n’aurais pu imaginer qu’il y ait un nord plus au nord. Ma mère, qui n’avait connu que le climat chaud d’une île des Antilles, avait peur que nous ayons froid et nous avait confectionné des manteaux avec plusieurs épaisseurs de tissu. Nous étions emmaillotées comme des momies.
Le lendemain de notre arrivée, nous nous sommes réveillées plus tôt, ma sœur et moi, et il neigeait. Tout de suite, nous avons enfilé ces manteaux improvisés et sommes sorties pieds nus dans nos bottes. Très vite, toutefois, la neige y est entrée. C’était notre première expérience des pieds gelés. Jamais, je ne l’oublierai. Pendant une semaine, nous ne voulions plus sortir parce que cette chose-là, la neige, nous avait fait souffrir.
Pour les gens du Sud, qu’ils habitent au sud du pays ou au sud de la planète, vivre dans des conditions qui nous semblent si austères tient de l’exploit et ne peut relever que de la fiction. Aussi, pour plusieurs, le Nord est-il devenu un lieu mythique, né des récits des explorateurs qui s’y sont risqués et des légendes de ses peuples. C’est une terre inaccessible, si mystérieuse, peuplée d’animaux et de personnages que l’on retrouve dans vos gravures magnifiques et dans vos récits empreints de sagesse.
Or, je remarque que votre art et votre façon d’appréhender le monde ne sont pas si éloignés qu’il n’y paraît de la culture du peuple haïtien dont je suis issue et d’autres peuples du Sud. Il existe une certaine parenté, si j’ose dire. Comme si ces civilisations de l’oralité se faisaient écho dans l’expression de leur imaginaire. Il suffirait de se raconter nos légendes pour réaliser à quel point elles se ressemblent : les animaux et tous les éléments de la nature y dialoguent avec les hommes.
Mais, votre histoire sur cette terre est loin d’être irréelle. C’est celle de gens qui ont vécu non pas de l’agriculture, comme les gens du Sud, mais de la chasse et de la pêche. C’est une histoire d’endurance, de débrouillardise et de sagesse qui remonte à plus de 4 000 ans sur ce territoire extrême qui met l’être humain à l’épreuve et dont vous détenez tous les secrets.
En ce sens, vous avez beaucoup à nous apprendre. Vous avez traversé les âges grâce à votre ingéniosité naturelle et à votre savoir-faire millénaire. Vous connaissez par cœur ces terres infinies et ces eaux glacées qui ont assuré votre survivance. Elles vous donnent une nourriture en abondance. En retour, vous leur avez voué un profond respect et avez veillé à ce qu’elles puissent se renouveler, sans s’épuiser.
À l’heure où le monde prend de plus en plus conscience des changements climatiques et de leurs répercussions néfastes sur l’environnement, vous vous imposez comme un modèle d’utilisation durable des ressources naturelles. Bien avant que les scientifiques ne sonnent l’alarme, vos aînés avaient remarqué les changements qui s’étaient opérés ici, dans cette région arctique qu’on appelle le « Toit du monde ». La neige qui fond plus vite, la glace qui se retire, les animaux qui dévient de leur parcours migratoire. Vous avez été les premiers à lire tous ces signes qui ont de quoi inquiéter non seulement les populations du Nord, mais la planète entière. Car sans toit, cette maison qu’est la Terre pour l’humanité est soumise à toutes les intempéries.
Depuis toujours, vous entretenez un lien intime avec la terre, la mer, la faune et la flore. C’est un lien duquel dépend votre survie. C’est aussi un lien qui nourrit votre spiritualité et qui a donné naissance à un art singulier. Votre musique et vos danses s’accordent au pouls de la terre. Maîtres sculpteurs, vous taillez la pierre, la glace, la neige, le bois, les os, les cornes. Maîtres graveurs, vous représentez l’interaction entre la nature et l’homme, l’un se confondant parfois avec l’autre. Aujourd’hui, l’art inuit jouit d’une réputation et d’une visibilité internationales, à tel point qu’il constitue l’un des fondements de l’économie du Nunavut. J’ai d’ailleurs très hâte de passer quelques jours à Cape Dorset, où j’aurai l’occasion de rencontrer vos artistes et d’admirer leurs œuvres.
Au mois d’octobre dernier, j’ai été très émue de dévoiler un inukshuk en France, sur les lieux-mêmes où des soldats inuits, métis et des Premières nations ont payé de leur vie le prix de la liberté lors de la Seconde Guerre mondiale. C’est un symbole de votre passage en ce lieu et de votre contribution en vue de lutter contre la tyrannie. Et j’ai compris, grâce à l’explication de Peter Irniq, qui a réalisé ce fabuleux monument de pierre, toute sa signification profonde et universelle.
Comme en témoigne l’inukshuk, ce guide de pierre devenu emblème de votre culture, qui parle à tous les peuples du monde, vous avez su préserver votre identité, une identité profondément ancrée dans votre mode de vie. Toutefois, on ne saurait sous-estimer la ténacité et le courage qu’il vous faut pour maintenir vos traditions, votre culture et vos langues, après une entrée brutale dans la modernité.
En un temps très court, vous avez dû passer du nomadisme à la sédentarité, de l’autosuffisance à la dépendance. C’est tout un art de vivre qui enrichissait le patrimoine de l’humanité qui est disparu.
Ma propre expérience m’a appris que l’adaptation, de quelque nature qu’elle soit, se fait rarement sans heurts. Le Nord est aussi, il faut bien le reconnaître, l’une des régions du pays les plus défavorisées aux plans économique et social. Cette situation exerce d’autant plus de pressions sur les jeunes, écartelés entre traditions et modernité, entre un mode de vie qu’ils n’ont pas connu et dont leurs aînés parlent avec mélancolie et un avenir qui leur semble presque bouché.
Plusieurs jeunes sont tiraillés entre deux mondes. Ils sont dépossédés de leur culture traditionnelle, et n’ont pas non plus de sentiment d’appartenance à la société contemporaine. Trop nombreux sont ceux qui partent à la dérive et finissent par sombrer dans le désespoir. Sachez que vous n’êtes pas les seuls à faire face à cette situation tragique et qu’un dialogue entre le Nord et le Sud à cet égard est essentiel. Par exemple, le taux de suicide chez les jeunes hommes au Québec est l’un des plus élevés dans les sociétés industrialisées. Il importe de rester attentif aux signaux de détresse et aux appels à l’aide que les jeunes nous lancent avant que la mort ne devienne, à leurs yeux, la seule issue possible. Je demeure persuadée que des solutions viendront de vous.
Chose certaine : l’éducation donne à nos jeunes la liberté de faire des choix et d’accéder à des possibilités qui peuvent bénéficier à l’ensemble de la population. Et l’éducation reçue à l’école s’ajoute au savoir traditionnel transmis de génération en génération. Ce qui importe, c’est de permettre aux enfants et aux jeunes de s’épanouir pleinement, d’explorer tout un éventail de connaissances et de cultiver la fierté de ce qu’ils sont. Même s’il arrive que l’éducation les conduise ailleurs, par exemple plus au sud, les jeunes peuvent toujours revenir enrichis d’une expérience nouvelle pour en faire profiter l’ensemble de la population inuite. Il faut qu’ils aient accès au meilleur des deux mondes et qu’ils puissent jouer un rôle clé dans l’avancement de leur communauté.
La quête de références et d’identité des jeunes Inuits n’est pas sans rappeler celle que poursuivent bien des peuples de par le monde en cette ère de mondialisation. L’enjeu est de taille : il s’agit de participer, d’une part, à un mouvement d’ouverture et, d’autre part, à la protection des cultures et des identités. Par-dessus tout, il importe de transmettre aux jeunes une culture dans laquelle ils se reconnaissent et qu’ils voudront renouveler de leurs propres perspectives sur le monde, de leurs propres idées et de leurs propres choix, en vue de l’améliorer.
Pour regagner confiance en eux, les jeunes se tournent vers l’expérience, la mémoire et l’affection des aînés. Ils ont besoin de cette attention et de cette écoute pour s’accrocher à la vie. Du métissage du savoir traditionnel des aînés et des idées neuves des jeunes viendront des promesses de renouveau.
Vous savez que les jeunes constituent pour moi une priorité. Mais je me préoccupe aussi de la situation des femmes. La femme inuite, l’arnaq, a longtemps été la dépositaire du savoir millénaire transmis d’une génération à l’autre. Elle était la gardienne de la tradition. Aujourd’hui confrontée à la modernité venue du sud, elle a, elle aussi, du mal à trouver et à faire sa place. Depuis ma nomination, j’ai eu l’occasion de rencontrer des femmes inuites qui m’ont confié leurs souffrances et leur désarroi. Elles m’ont parlé de violence, d’abus, d’exploitation. Ceci est tout à fait inacceptable.
Je mesure bien le courage qu’il faut pour s’en sortir, pour repartir à zéro et se reconstruire. Je le sais pour avoir collaboré à mettre sur pied au Québec un réseau de refuges destinés aux femmes victimes de violence. J’y ai consacré dix années de ma vie et la gouverneure générale que je suis devenue n’a aucune intention d’abandonner cette cause de toute première importance. J’aimerais que vous me disiez comment vous allez lutter contre ce problème de la violence faite aux femmes et quelles sont vos stratégies face aux comportements violents.
À titre de gouverneure générale, j’entends m’assurer que l’espace institutionnel que j’occupe soit plus que jamais un lieu où le dialogue prédomine et où votre parole trouve écho. Je suis ici avant tout pour vous écouter, notamment celles et ceux qui n’ont pas souvent voix au chapitre. Je veux entendre vos préoccupations. Vous avez aussi des solutions, et je veux que vous les partagiez avec moi. J’ai tant à découvrir à vos côtés. Votre contribution au dialogue que j’ai entamé avec les Canadiennes et les Canadiens est essentielle.
Je veux m’entretenir avec des élus, des leaders communautaires, des agents de transformation sociale, des artistes, des chasseurs, des aînés, mais aussi avec des mères et des pères de famille, des jeunes, avec celles et ceux qui ont soif de se faire entendre et qui sont trop souvent confinés à la solitude. Le dialogue, lorsqu’il s’ouvre ainsi à toute une population et lorsqu’il porte sur le bien de l’ensemble, est pour moi le moyen le plus puissant d’allumer une étincelle d’espoir.
Qu’elle soit orale ou écrite, la parole est source de connaissance. À nous de la propager, par le récit de nos légendes, par le dialogue et au moyen des livres qui s’ouvrent sur l’Autre et sur des mondes inconnus. Pour souligner le 80e anniversaire de Sa Majesté la reine Élizabeth II, le 21 avril prochain, je ferai don de 80 livres d’auteurs canadiens écrits en inuktituk, en français et en anglais, à la Centennial Library d’Iqaluit.
De plus, on m’a dit que, pour le peuple inuit, le silence est aussi important que la parole. Alors, j’y serai également à l’écoute. Prenons enfin le temps de nous connaître. Et comptez sur moi pour être partout où j’irai l’écho de votre voix.
Merci, et place à la fête!
