Série des conférenciers Courchene, à l’Université Queen’s – Le point de vue nordique : notre responsabilité collective

Le 12 avril 2022

Sous réserve de modifications

Bonjour,

Je tiens d’abord à souligner que je me joins à vous aujourd’hui depuis Rideau Hall, qui se trouve sur le territoire non cédé du peuple algonquin Anishinabe.

Je vous remercie de m’avoir invitée à me joindre à l’impressionnante liste des conférenciers qui ont participé aux conférences Thomas Courchene.

Tout au long de ma vie, j’ai été témoin de l’établissement de ponts importants entre le milieu universitaire, des décideurs, des politiciens et des personnalités publiques. Maintenant, à titre de gouverneure générale, c’est à l’échelon national que je bâtis des ponts, en nouant le dialogue avec les Canadiennes et les Canadiens et en les aidant à créer des liens entre eux.

J’espère que je pourrai nous aider à élargir notre appréciation collective des fondations du Canada, qui englobent les riches traditions orales et culturelles que l’on retrouve dans l’Arctique.

Nous sommes, après tout, un pays nordique, et je suis très fière d’être la première Inuite – et la première Canadienne née dans l’Inuit Nunangat – à être gouverneure générale.

En grandissant, j’ai évolué dans deux mondes. Le premier était le monde inuit de ma mère et de ma grand-mère. Mes frères et sœurs et moi-même avons appris notre culture, nos histoires, notre langue, et nous avons appris à vivre de la terre. J’ai appris à être fière de mon identité tout en gardant l’esprit ouvert à d’autres points de vue.

Nous avons aussi eu la chance d’apprendre de mon père au sujet de notre autre monde, « le Sud », qui signifiait le « monde non autochtone ». Mon père, qui est né au Manitoba, a développé un amour et un respect profonds pour l’Arctique et les Inuits. Il était aussi conscient de ce que « le Sud » pouvait offrir à sa famille, et il y attachait une grande importance.

Toute ma vie, j’ai sans cesse traversé le pont qui reliait ces deux mondes et j’ai utilisé mes connaissances de l’un pour en faire profiter l’autre. Avec toujours comme objectif d’améliorer la vie des Inuits.

Et il y avait beaucoup de travail à faire. Pendant des décennies, les Inuits ont vécu des transitions et des bouleversements. À partir d’un très jeune âge, tout ce que j’ai appris m’a aidé à mieux comprendre la signification du mot réconciliation, et ce que signifie être une « nation arctique ».

Au fil des ans, des artistes et des auteurs canadiens ont inscrit l’Arctique dans notre imagination, en le présentant dans des teintes de blanc austères. D’autres personnes y ont seulement vu le potentiel inexploité des ressources naturelles.

Fermez les yeux. Que voyez-vous si je dis : « Le Canada. Notre Nord. Une nation arctique ». Bon nombre d’entre vous verront apparaître des images de toundra et de paysages enneigés.

Pour les Inuits, l’Arctique n’est pas un endroit où faire des affaires ou laisser libre cours à l’imagination. C’est le sol natal que nous habitons et qui nous relie profondément à notre culture et à notre identité. C’est plus qu’un paysage; c’est chez nous, c’est là où vivent nos familles. C’est là où nous travaillons et nous nous amusons. C’est notre vie.

Mais le Nord, et en particulier ses habitants, a souvent été considéré comme étant sans importance.

On doit maintenant se poser la question suivante : comment pouvons-nous faire de l’Arctique notre responsabilité collective?

En voyant notre pays du point de vue de l’Arctique.

Un Canada florissant et prospère doit inclure des communautés nordiques robustes et durables. Il doit tenir compte des contributions des Inuits et des autres peuples autochtones. Et il doit avoir des politiques qui permettent d’améliorer la vie dans le Nord et de relever les nombreux défis qui y sont liés.

On constate déjà des changements positifs et progressifs. Nous avons conclu de nombreux traités concernant des revendications territoriales, qui ont accordé aux Inuits la propriété de grands territoires et dans certains cas l’intégralité des droits tréfonciers.

Nous avons également franchi des jalons pour reconnaître les droits des peuples autochtones. L’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, par exemple, mentionne explicitement que les droits issus de traités des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés, et que le terme « peuples autochtones » comprend les Premières Nations, les Inuits et les Métis du Canada. Mentionnons aussi la création du nouveau territoire du Nunavut en 1999 et l’établissement de son gouvernement.

Parmi les autres jalons, mentionnons la ratification par le Canada de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, la Commission de vérité et réconciliation et ses appels à l’action, et l’enquête publique sur les femmes autochtones disparues ou assassinées.

Et récemment, à l’extérieur du Canada, Sa Sainteté le pape François a présenté des excuses publiques attendues depuis longtemps au sujet des pensionnats autochtones.

La douleur liée aux pensionnats est toujours présente et elle est profonde. Des élèves y ont été amenés après avoir été arrachés de leurs familles et de leurs collectivités.

Plusieurs y ont subi des sévices graves. Ils y ont perdu leur langue et leur culture. Trop d’entre eux y ont perdu la vie.

Ces excuses ont représenté un premier pas, mais il ne s’agit que d’un pas, qui devra être suivi par des actions concrètes. Sur la voie de la réconciliation, nous devons toujours chercher à admettre les souffrances et la vérité qui accompagnent notre histoire. Une histoire faite de nombreuses réalités : la mienne, la vôtre, et celle de nos peuples. Et prendre le temps de connaitre nos vérités nous aidera à aller de l’avant.

Parce qu’il y a encore tant à faire. Mais revenons maintenant au Nord. 

Je vous demanderais de réfléchir aux statistiques suivantes. Depuis 2018 :

  • 34 % des Inuits âgés de 25 à 64 ans ont obtenu un diplôme d’école secondaire, comparativement à 86 % de l’ensemble des Canadiennes et des Canadiens du même groupe d’âge;
  • au Nunavut, 70 % des ménages inuits sont en situation d’insécurité alimentaire; ce taux est de 8 % dans le reste du pays;
  • l’espérance de vie des Inuits est de 72,4 ans; elle est de 82,9 ans pour le reste du Canada non autochtone;
  • l’écart du revenu médian entre les Inuits et les personnes non autochtones dans l’Inuit Nunangat est de plus de 68 000 dollars;
  • et le taux de suicide dans les quatre régions inuites est de cinq à vingt-cinq fois plus élevé que dans l’ensemble du Canada.
     

Ce sont là des données peu réjouissantes et inacceptables, et en les entendant on pourrait facilement perdre espoir. Pendant trop longtemps, avant d’imposer des politiques, on se demandait : « Qu’est-ce qui, selon nous, est meilleur pour les Inuits? Pour les peuples autochtones? »

Cette question doit être reformulée. On devrait plutôt se demander : « Qu’est-ce que les Inuits considèrent comme étant la meilleure solution pour eux-mêmes? »

La première question leur enlève du pouvoir, la seconde le leur redonne.

On doit d’abord étudier dans quelle mesure les politiques publiques ont des incidences sur les communautés du Nord.

En 2017, j’ai visité l’Arctique et j’y ai rencontré des dirigeants, des jeunes, des représentants d’organismes de revendication territoriale, des membres de communautés, des scientifiques et de nombreuses autres personnes. Des gens du Nord qui m’ont parlé de solutions pour le Nord.

Le rapport final que j’ai présenté au gouvernement fédéral, intitulé Un nouveau modèle de leadership partagé dans l’Arctique, exprime bien ce que la série de conférences Thomas Courchene vise à accomplir, c’est-à-dire établir des ponts pour faire avancer notre pays.

Je suis d’avis que le mieux-être communautaire doit être le facteur déterminant de la prochaine période de développement durable en Arctique. Les discussions concernant les politiques axées sur l’avenir doivent tenir compte de sujets comme la montée des prix des aliments et la tendance alarmante qui consiste à envoyer des enfants en foyers d’accueil à l’extérieur de leur communauté. Les politiques doivent également s’attaquer au taux de suicide trop élevé et inacceptable que l’on retrouve dans l’Arctique – une situation que je ne peux décrire autrement que comme une crise – et prendre en considération les besoins croissants liés à la santé mentale et aux soins des aînés. Nous ne pouvons ni ne devons attendre avant d’agir.

Le rapport souligne que l’avenir de l’Arctique repose sur des principes de partenariats élaborés après avoir écouté les habitants des communautés de l’Arctique et après avoir travaillé avec eux.

Ce rapport fait également écho à ce qui a été pour moi un principe directeur tout au long de ma vie professionnelle, à savoir que la réconciliation n’est pas qu’un projet et qu’elle n’a pas de date d’achèvement. Elle est un processus continu fondé sur la compréhension et le respect.

Nous devons chercher à établir des partenariats et à élaborer des politiques qui tiennent compte de la réconciliation. Nous devons nous engager à bâtir et à rétablir des relations, à voir les choses différemment que par le passé, et à valoriser le savoir autochtone.

Nous devons aussi étudier la possibilité d’établir des démarches fondées sur des politiques pour favoriser la conservation de la nature et de l’environnement dans l’Arctique. Cela est particulièrement vital, car nous continuons d’être confrontés aux changements climatiques.  

La conservation de la nature et de l’environnement peut également être un outil de guérison et de réconciliation. En effet, elle peut aider les collectivités et les individus à recouvrer leur dynamique de vie fondée sur la terre et le territoire, aider les jeunes à se réapproprier leurs traditions culturelles et leur langue, permettre de reconnaître l’importance du savoir autochtone et d’en tenir compte dans les processus décisionnels, et garantir aux peuples autochtones qu’il demeurera toujours des endroits et des territoires qui leur appartiendront.

Le développement durable et la protection environnementale de l’Arctique et de ses peuples sont les facteurs qui ont inspiré la création du Conseil de l’Arctique en 1996. En tant qu’ambassadrice du Canada pour Affaires circumpolaires à l’époque, j’ai participé au processus en représentant le Canada et en travaillant avec les représentants des sept autres pays de l’Arctique pour trouver un terrain d’entente à partir duquel nous pourrions discuter et nous entendre.

Le Nord nous relie tous, quelles que soient les frontières. Le climat qui se réchauffe redéfinit la nature et l’environnement de l’Arctique, ouvrant de nouvelles voies de navigation et modifiant nos liens avec les communautés du Nord. Il a aussi des répercussions sur les modes de vie traditionnels des Inuits.

Il est évident qu’aucun pays ne peut s’attaquer à ce problème seul; pour cela, il faut une collaboration transfrontalière. C’est pourquoi la diplomatie, en particulier dans le cadre du Conseil, est si essentielle.

Ces derniers temps, l’invasion bouleversante de l’Ukraine par la Russie a eu pour effet d’interrompre les travaux du Conseil de l’Arctique. Cependant, nous devons nous attaquer à ces problèmes sans tarder. Nous devons trouver le moyen d’aller de l’avant, en recommandant avec insistance le dialogue plutôt que le conflit.

Les Inuits et les autres peuples autochtones ont besoin d’occasions et des ressources nécessaires pour réussir. Lorsque cela se produira, nous aurons été à la hauteur de notre réputation de société diversifiée, tolérante et égalitaire.

Dans toute chose, tout revient à la vérité.

Je vous ai donné un aperçu de la situation actuelle dans le Nord et une idée de ce que vivent les Inuits. Mais ce n’est qu’une infime partie de l’histoire de l’Arctique et des Inuits.

Je vous invite maintenant à rechercher la vérité à propos de notre histoire et à vous demander : comment puis-je changer mon point de vue, non pas pour voir le Canada uniquement comme un pays nordique, mais plutôt pour le voir du point de vue des habitants du Nord.

J’ai mentionné plus tôt qu’il est facile de perdre espoir. Mais l’espoir n’est jamais perdu. Il n’est jamais perdu tant et aussi longtemps que nous consacrons notre énergie à prendre des mesures concrètes.

Durant mes voyages en tant que dirigeante inuite, en tant qu’ambassadrice et maintenant en tant que gouverneure générale, j’ai vu des exemples de dirigeants locaux forts qui ont transformé leurs communautés une étape à la fois et qui n’étaient pas seulement des représentants élus. Les dirigeants peuvent être des leaders communautaires, des fonctionnaires, des négociateurs, des défenseurs des droits, des spécialistes de politiques et de programmes, des enseignants, des propriétaires de petites entreprises ou des aînés. Je suis convaincue que toute personne peut être un dirigeant si on lui donne les outils et les occasions de réussir.

En vous regardant toutes et tous, je vois aussi des dirigeants, je vois des jeunes qui s’expriment sur des sujets comme la diversité, l’égalité, la santé mentale et la nature et l’environnement. Et qui sont des champions de la  culture, de l’éducation, de la langue et de la réconciliation.

Nous avons tous un rôle en commun, pas seulement celui d’élaborer et de mettre en œuvre des politiques pour l’Arctique, mais aussi de redéfinir nos points de vue au sujet de notre pays et de la diversité des peuples qui sont chez eux sur ce territoire.

Il existe un mot en inuktitut, qui représente un concept important pour les Inuits et qui ne se traduit pas directement. Ce mot est ajuinnata, et il signifie essentiellement une promesse. La promesse de ne jamais abandonner. La promesse de s’engager à agir, peu importe à quel point l’objectif peut sembler difficile à atteindre.

Les peuples autochtones comptent sur vous pour vous montrer à la hauteur de ce moment important de l’histoire. Continuez de vous instruire sur l’histoire des Inuits et de façon plus générale, sur celle des Autochtones. Écoutez leurs histoires. Faites en sorte que la réconciliation fasse partie intégrante de votre travail. Et travaillons tous dans l’esprit du mot ajuinnata, vers la compréhension, le respect et la réconciliation.

J’ai maintenant hâte de vous entendre, de connaitre vos opinions et vos questions et d’en apprendre davantage sur les espoirs et les rêves que vous entretenez pour notre pays.

Merci.