Allocution devant le Congrès des sciences humaines

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Ottawa (Ontario), le lundi 1er juin 2015

 

Je vous remercie de votre amabilité.

Je suis ravi d’être ici pour parler de l’innovation en apprentissage et dans les sciences humaines.

Vous savez peut-être qu’en tant que gouverneur général, j’ai entre autres le grand privilège de reconnaître les réalisations extraordinaires des Canadiens.

Il m’arrive régulièrement de remettre des distinctions honorifiques et des prix pour souligner l’excellence en arts et en sciences, la bravoure, le bénévolat, le service militaire, le journalisme, la fonction publique et les services policiers, pour ne nommer que ceux-là.

Il y a quelques mois, j’ai remis un prix dont j’aimerais vous parler aujourd’hui.

Il s’agit du Prix John-C.-Polanyi, qui est décerné à un chercheur ou une équipe de chercheurs dont les travaux ont fait avancer l’un des domaines appuyés par le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada.

Vous vous demandez probablement pourquoi le gouverneur général parle à un groupe de spécialistes en sciences humaines d’un prix pour la science et le génie qui a été nommé en l’honneur d’un des plus grands chimistes canadiens?

Je vous explique!

Cette année, ce prix a été décerné à un philosophe appelé Chris Eliasmith.

Je m’arrête une minute, car ce que je viens de dire n’est pas parfaitement exact.

M. Eliasmith est bel et bien un philosophe, mais ce n’est pas tout.

C’est aussi un ingénieur en conception de systèmes, un informaticien et un neuroscientifique.

Il a une nomination simultanée en philosophie et en génie de la conception des systèmes ainsi qu’une nomination conjointe en informatique à l’Université de Waterloo.

Il est également titulaire de la Chaire de recherche du Canada en neuroscience théorique.

Il est tout à fait logique pour lui d’occuper toutes ces fonctions vu sa spécialisation, à savoir le cerveau humain et son fonctionnement.

M. Eliasmith a reçu le Prix John-C.-Polanyi pour le modèle informatique du cerveau humain que lui et son équipe ont réalisé.

Ce modèle s’appelle Spaun — S-P-A-U-N. Il commet des erreurs comme le ferait le cerveau humain, est précis comme le cerveau humain, et prend le même temps que le cerveau humain pour traiter l’information.

On comprend bien comment des antécédents en philosophie — qui signifie « amour de la sagesse » — peuvent aider à stimuler un organe aussi complexe et humain que le cerveau humain.

Je ne vous ai pas raconté cette anecdote pour souligner la valeur durable des sciences humaines, puisque vous en êtes bien conscients.

Je vous l’ai racontée parce qu’elle illustre bien la place de l’innovation dans l’apprentissage. Elle montre qu’il faut parfois faire les choses différemment pour générer de nouvelles connaissances et une nouvelle compréhension.

Dans le discours d’acceptation qu’il a prononcé à Rideau Hall, M. Eliasmith a indiqué qu’il était probablement le premier philosophe à remporter le Prix John-C.-Polanyi, et il a rendu hommage à une longue liste de collaborateurs d’autres disciplines avec qui il a travaillé.

Selon lui, quand on travaille avec quelque chose d’aussi complexe que le cerveau, il faut faire appel à toutes les ressources disponibles.

De plus, dans un récent billet publié sur son blogue, il expliquait combien la recherche interdisciplinaire était importante dans l’étude du cerveau.

Il a écrit ceci : « La fonction cérébrale est étudiée par plusieurs disciplines, et il n’y a aucune raison de penser qu’une seule a toutes les réponses. En cette ère où les enjeux de recherche sont larges et complexes, il semble avisé d’encourager, sinon de normaliser, la recherche multidisciplinaire. » [traduction]

Des propos très justes et qui s’appliquent également à plusieurs des domaines dont nous repoussons les frontières.

Cette nécessité d’encourager la collaboration interdisciplinaire — et au-delà des frontières territoriales —, c’est ce que j’appelle la diplomatie du savoir.

La diplomatie du savoir s’impose quand vient le temps d’aborder les défis urgents et complexes de notre monde. Il faut faire appel à toutes les ressources disponibles lorsque nous rencontrons des problèmes et des possibilités. Pour ce faire, il faut non seulement transmettre et approfondir nos connaissances, mais il faut aussi améliorer notre façon d’apprendre.

Aujourd’hui, ces éléments vont de pair.

Alors pourquoi faut-il innover en apprentissage? Je vous l’expliquerai à l’aide des trois avancées interreliées qui suivent.

  1. un monde profondément mondialisé;

  2. la révolution des communications et les changements technologiques rapides;

  3. une compréhension largement améliorée du cerveau humain et de notre façon d’apprendre.

Je commencerai par souligner notre contexte mondial qui, comme vous le savez, est caractérisé par la transformation de nos économies, nos sociétés, nos politiques, nos profils démographiques et nos attentes.

Durant mon mandat, j’ai eu le privilège d’effectuer 43 visites internationales dans différents pays. J’ai visité certains de ces pays plusieurs fois, comme les États-Unis. J’ai aussi visité des dizaines d’universités et d’établissements d’apprentissage. La plupart offrent une éducation de très grande qualité et sont déterminés à livrer une chaude lutte pour attitrer les étudiants, les enseignants et les ressources.

Dans ce contexte, le Canada ne peut faire preuve de complaisance dans son approche de l’apprentissage. Cela est d’autant plus vrai compte tenu de la concurrence à laquelle nous sommes confrontés dans des secteurs comme celui de la fabrication, où nous nous mesurons à des concurrents qui emploient à bas salaires dans les marchés émergents.

En apprentissage, le Canada a toutefois un avantage. Notre système d’éducation est réputé pour son excellence et parce qu’il favorise l’égalité des chances. Notre bien-être futur dépendra de notre capacité à renouveler cet avantage au 21e siècle. Nous devons le renouveler, compte tenu de l’environnement mondial hautement concurrentiel.

À quoi ressemble le renouvellement?

C’est une question à laquelle nous devons répondre ensemble. Pour cela, le Canada a besoin de votre aide.

Je vous donnerai un exemple provenant de Chad Gaffield, l’un des grands penseurs canadiens du domaine de l’apprentissage et un historien.

Selon lui, il faudra mettre l’accent sur « l’apprentissage » pour s’éloigner de la dichotomie enseignement-recherche du 20e siècle. Il pose la question suivante : « Pourquoi devrions-nous continuer d’appeler l’apprentissage des étudiants ‘enseignement’ et l’apprentissage des érudits ‘recherche’? »

À l’époque numérique, même les cours de premier cycle commencent à encourager l’acquisition de compétences semblables à celles de la recherche. Les professeurs commencent aussi à reconnaître que certaines des plus brillantes idées sont formulées par des étudiants à qui on n’a pas encore pleinement expliqué pourquoi la frontière des recherches se trouve où elle est.

Les technologies numériques amènent des façons de réfléchir que l’on pensait inimaginables, a dit M. Gaffield. L’essentiel est de renouveler et de réimaginer l’accent que l’on met sur l’apprentissage.

J’aimerais aussi que vous réfléchissiez à trois idées pour innover en apprentissage :

Organiser notre apprentissage selon le défi posé, et non seulement la discipline.

Jauger notre succès en mesurant les résultats d’apprentissage, et non principalement les données d’entrée.

S’assurer que chaque jeune canadien a la chance d’étudier ou de travailler à l’étranger, ou dans une autre province ou un autre territoire, ou les deux!

Il faudra une créativité et une imagination débordantes pour innover en apprentissage.

Et nous avons besoin de votre aide.

J’aimerais maintenant parler de la révolution des communications et du rythme rapide du changement, parce que ces deux aspects sont étroitement liés au défi d’innover en apprentissage.

D’abord, je tenterai d’illustrer à quel point le changement s’effectue rapidement de nos jours.

Pensez au téléphone. Il existait depuis 75 ans lorsqu’il a atteint 50 millions d’utilisateurs.

La radio, elle, a mis 38 ans avant de gagner 50 millions d’utilisateurs.

La télévision?

Il lui a fallu 13 ans pour rallier le même nombre d’utilisateurs.

L’Internet?

Quatre ans seulement.

Facebook?

Trois ans et demi.

Et Angry Birds?

35 jours!

Vous voyez bien la tendance.

La portée et la rapidité du changement ont de profondes répercussions sur la façon dont nous vivons et nous apprenons aujourd’hui. Comme l’a dit la philosophe, humaniste et Compagnon de l’Ordre du Canada Ursula Franklin, la technologie a permis de bâtir la maison dans laquelle on vit. Aujourd’hui, nous vivons dans une maison qui se reconstruit continuellement autour de nous, et ce, à un rythme étourdissant.

Quelles sont les répercussions dans nos vies et nos sociétés? Les questions qui accompagnent l’arrivée d’une technologie véritablement révolutionnaire comme l’Internet et les communications numériques sont tout aussi importantes que les possibilités qui s’y rattachent. En d’autres mots, certaines choses — bénéfiques et néfastes — qu’on n’aurait pu imaginer il y a une génération sont désormais possibles. Quelles sont-elles, et comment faire pour en maximiser les effets bénéfiques, tout en minimisant les effets néfastes?

Ces questions et leurs réponses sont essentielles à notre apprentissage.

Une fois de plus, nous avons besoin de votre aide.

J’arrive à mon troisième et dernier thème, qui me permettra de conclure mes remarques en revenant au cerveau humain.

Fait surprenant : au moins 80 pour cent de nos connaissances sur le cerveau ont été acquises durant les 20 dernières années. Nous comprenons mieux que jamais le fonctionnement du cerveau. Si nous pouvions utiliser ce savoir pour améliorer la façon dont nous apprenons, cela nous aiderait grandement à renouveler l’avantage du Canada en éducation.

Les chercheurs en sciences humaines peuvent nous aider à mieux comprendre la façon dont nous apprenons et la manière de l’améliorer, dans le contexte contemporain. Et ça, vous le faites déjà

Prenez les travaux d’un autre philosophe, Joseph Heath de l’Université de Toronto. Dans son livre Enlightenment 2.0, il consacre beaucoup d’espace au cerveau et à la façon dont ce dernier, et la compréhension que nous en avons, ont évolué avec le temps.

M. Heath se soucie d’adapter les valeurs et la pensée rationnelle exposées dans son livre au contexte trépidant que je viens de décrire.

Notre défi, avance-t-il, c’est que pendant des millions d’années, le « vieux cerveau » de l’être humain était principalement axé sur la chasse, la récolte, la survie et la procréation. Ce n’est que dans les 250 000 dernières années que nous avons développé ce cerveau rationnel qui examine les preuves, formule des propositions et des conclusions, cherche à éviter les préjugés, et ainsi de suite. La vitesse à laquelle la technologie nous permet de travailler, et nous incite à le faire, compromet la pensée rationnelle, puisque la raison nécessite un travail acharné et que la réflexion pourrait être vue comme une « inefficacité ».

Comme il le dit si bien, il faut travailler fort pour penser clairement.

Que vous soyez d’accord ou non avec les propos de M. Heath et son appel à réimaginer nos politiques, notre société et la façon dont nous nous organisons selon notre compréhension du cerveau humain, il n’en demeure pas moins que c’est exactement le genre de pensée audacieuse dont nous avons besoin. Il faut préserver ce qui fonctionne le mieux et adapter ou améliorer le reste.

Nous pouvons mettre en pratique beaucoup d’autres réflexions à propos du cerveau. Par exemple, la recherche appliquée en éducation a démontré que l’apprentissage actif produit de meilleurs résultats que l’apprentissage passif, et que l’on apprend mieux quand les idées sont renforcées et présentées de manière interactive. Nous avons récemment appris que le cerveau humain ne parvient à maturité qu’au début de nos 20 ans. Nous avons aussi découvert à quel point l’éducation et la stimulation durant la petite enfance sont importantes pour les capacités cognitives et la santé en général.

Sachant cela, comment pouvons-nous innover dans nos expériences éducatives?

Puisque nous nous soucions de l’apprentissage, nous ne pouvons ignorer ces conclusions, ni celles sur le fonctionnement du cerveau.

Pour apprendre de nos jours, il faut se montrer plus averti et novateur dans notre approche de l’apprentissage et de l’enseignement.

Mais je ne suis pas celui qui sait tout et qui vous dira comment faire. Vous avez probablement tous lu le magnifique essai de Stephen Toope intitulé I Love You, Please Change, et je sais que les disciplines des sciences humaines sont soumises à des pressions importantes, comme le sont également les universités.

Ce ne sont pas les gens bien intentionnés et déterminés à vous dire quoi faire qui manquent.

Ils vous disent que vous êtes merveilleux, mais que vous devez changer.

Je ne veux pas reprendre cette rengaine. 

J’aimerais plutôt faire appel à vous, les psychologues, critiques littéraires, philosophes, sociologues et autres, pour nous aider à améliorer la façon dont nous apprenons.

De plus en plus de recherches démontrent l’importance du facteur humain dans l’innovation. Les gens sont au cœur de chaque organisation, de chaque nouvelle technologie, de chaque changement important. En tant qu’étudiants et enseignants en sciences humaines, vous passez vos journées à essayer de comprendre les gens dans leur complexité la plus splendide. Vous étudiez les individus, les cultures, les sociétés et les civilisations.

Nous avons besoin de vous pour aider nos universités et nos collèges à innover en apprentissage, afin qu’ils demeurent pertinents pour les étudiants et la société de demain.

Parfois, les technologistes obtiennent tout le crédit pour leur vision. Cependant, je n’ai pas besoin de vous rappeler que Marshall McLuhan, qui avait prédit l’âge de l’information bien avant l’arrivée de l’Internet, était un humaniste — un expert de la rhétorique de la Renaissance qui a aussi étudié de près les bandes dessinées publiées dans les quotidiens, les écrits de James Joyce et des auteurs de la réforme du 16e siècle.

Au sujet de ce brave nouveau monde de l’interdépendance électronique, il a dit ceci :

« Je ne l’aurais pas vu si je n’y avais pas cru. » [traduction]

Je terminerai mon allocution en vous demandant ceci : « Qu’est-ce que cela signifie pour vous? Eh bien, voici cinq défis que je vous lance. »

Premièrement, reconnaître l’importance essentielle d’intégrer les connaissances et de travailler avec les autres disciplines. Ou, comme l’a dit E. B. White, voir les choses dans leur ensemble.

Deuxièmement, profiter des nouvelles technologies et méthodes pour se parler, peu importante notre profession et notre la langue.

Troisièmement, utiliser le savoir pour réunir les gens. Cela profite aux gens et aux sociétés et réduit les risques de conflits. Dans mes activités internationales, c’est ce que j’appelle la diplomatie du savoir.

Quatrièmement, utiliser ce qui fonctionne bien dans une autre discipline et l’appliquer à la nôtre. Par exemple, la plus récente neuroscience ou les façons de mesurer les résultats de vos enseignements et vos études.

Cinquièmement, célébrer l’excellence canadienne, au pays et dans le reste du monde. Que le prix Nobel d’Alice Munro marque un nouveau début.

J’ai eu la chance, dans ma vie personnelle et professionnelle, de voir ce qui devient possible lorsque l’on relève ces défis, mais je garderai des anecdotes pour la discussion qui suivra.

À bien des égards, les spécialistes des sciences humaines ont un sens plus profond que quiconque du potentiel humain et des mondes possibles. C’est pourquoi je veux que vous aidiez le Canada à devenir cette merveilleuse nation d’apprentissage qu’elle peut être.

Ensemble, nous avons accompli beaucoup de choses.

Mais nous avons encore beaucoup à faire.

Merci.